Cet homme doux est l'une des mémoires importantes de l'histoire du cirque le plus spectaculaire de La Réunion. Chez lui, c'est le cirque de Mafate, où il a vu le jour en 1928, dans le village de Grand Place, où il a vécu toute sa vie, et où il a ouvert une épicerie qu'il tenait avec son épouse, Marie-Cécile.
À l'époque, il n'y avait pas de médecin dans le cirque, pas d'hélicoptère. Pour les naissances, c'étaient des Mafataises avec un peu d'expérience qui venaient assister les familles pour les accouchements. On les appelait les matrones.
À l'époque, c'était son son père, Henry Pausé, garde champêtre qui était le tout premier facteur de Mafate.
Son père n'était pas né à Mafate, mais à Salazie. Il avait donc pu aller à l'école, et savait lire et écrire. Il a pu obtenir un poste de Garde Champêtre. À l'époque, il n'y avait pas de police dans le cirque, il faisait donc office d'homme de loi, on l'appelait pour régler les problèmes. Un peu comme un shérif.
Il se rendait régulièrement à la mairie de La Possession, et comme la Poste était juste à côté, ils ont eu l'idée de lui confier aussi le courrier. C'était vers les années 1900, et il y avait encore peu de lettres. Il les rapportait par La Rivière des Galets, et le confiait à d'autres qu'il croisait sur la route, puis elles passaient de main jusqu'à leur destinataire.
Amputé du bras par l'explosion d'un canon artisanal qu'il avait fabriqué pour fêter la naissance de son premier enfant, Henry avait déjà 41 ans lorsqu'Yvrin est né d'un second mariage.
Très vite, son fils lui apporte son aide pour la distribution du courrier. Il a une dizaine d'années quand, pour la première fois, il sort du cirque en direction de La Possession pour sa première collecte. Il bâchait l'école le lundi pour l'accompagner du bureau de poste. son père était à Dos d'Âne, et lui marchait devant en tenant la laisse. Comme il était fatigué, il restait en selle sur le sentier et c'est Yvrin qui courait vers les maisons pour apporter les lettres. À la mort d'Henry, le flambeau postal est repris par l'un des frères d'Yvrin, qui devient agriculteur.
Lorsque celui-ci laisse à son tour le poste difficile, Yvrin se porte volontaire. On est en 1951, et il va rester facteur jusqu'en 1991.
"Mon seul regret, c'est que mon père ne m'a jamais vu facteur." - Parole d'Yvrin
Dans les années 50, plus de 2000 personnes habitent le cirque, contre un peu plus de 800 aujourd'hui. Le temps de la débrouille où les lettres passaient de main en main est révolu : Yvrin a 5 jours de tournée par semaine, du mardi au samedi.
Le lundi, il devait se rendre à La Possession par la Rivière des Galets pour la collecte, et charger sur son dos le courrier devenu plus nombreux. Son sac pesait alors de 15 à 18 kilos, et il était le seul lien entre Mafate et le reste du monde. Il transportait les messages, mais aussi les payes des habitants, dont les salaires étaient versés par mandat. Beaucoup sont illettrés, alors pour chacun, Yvrin avait crée un modèle de signature.
Il faut attendre les années 70 pour que les sentiers du Col des Boeufs et du Taïbit soient créés, et que Marla, La Nouvelle et la Plaine aux Sables soient rattachés au bureau de poste de Salazie. Durant 24 ans, Yvrin était seul pour couvrir la totalité du cirque.
La tournée du samedi était la plus dure, il devait rallier depuis Grand Place La Nouvelle, Marla, et aller jusqu'à Trois Roches, en passant par un chemin qui aujourd'hui n'existe plus, au lieu-dit-Mafate, une côte très raide de 3 kilomètres. Sur la journée, ça faisait 50 kilomètres de marche. Il aimait son métier.
Déjà décoré de l'Ordre du Mérite, Yvrin était mis à l'honneur en 2013 lors de l'inauguration du grand centre de tri postal du Port, qui porte son nom.
Ancré dans le matérialisme avisé des gens de bon sens, Yvrin préfèrait donc le concret. De cette préférence, il tirait un certain sens des affaires. En 1960, les commerçants chinois qui approvisionnaient le cirque en nourriture ont tous fermé boutique. En plus de son métier de facteur, il décida d'ouvrir sa propre épicerie, sur le terrain familial qui l'a vu naître et qu'il habitait toujours, à Grand Place.
Ça faisait 5 ans qu'il n'y avait plus de commerce à Mafate, les gens étaient obligés d'aller eux-mêmes s'approvisionner à La Possession. Quand il a ouvert, le transport des marchandises se faisait encore à dos de boeuf. C'était tout un travail. Il fallait 12 bêtes pour transporter 1,2 tonnes de marchandise, et chaque bête ne pouvait faire qu'un trajet par semaine.
Jusqu'à sa retraite des postes en 1991, c'est l'épouse d'Yvrin qui se chargeait de tenir l'épicerie lorsqu'il s'absentait pour les tournées. Et en 1999, sans doute lassé de n'avoir plus qu'un métier, cet hyperactif décida d'ouvrir son propre gîte, Le Bougainvillier, juste à côté de sa boutique, sur l'emplacement de la paillote où il était né 71 ans plus tôt.
"Pas de long discours sur cet homme car presque tout a été dit sur lui par contre je vais vous relaté ma rencontre avec lui et comment je lui ai été présenté.
Durant mes trente ans de traversée dans Mafate je n'ai raté que peu d'occasion de le rencontrer car à chaque fois qu'il était chez lui, à sa boutique de Grand Place Ecole, je prenais plaisir à le présenter à mes groupes de randonneurs, à ses yeux rieurs et malicieux, je sais qu'il aimait ses rencontres.
J'étais très fier de le présenter comme mon ami malgré la différence d'âge. À force de venir le voir et de le faire parler de ses "tournées" nous avons appris à nous connaître et de nous apprécier mutuellement, pour rigoler il m'appelait "le mafatais des bas" car il savait que j'étais marié avec une fille du Cirque donc pour lui je faisais partie de cette grande famille. J'avais aussi la primeure parmi les guides, d'avoir des anecdotes croustillantes sur ses périples de l'époque, il me confiait ses réflexions sur sa vie et me disait toujours "si c'était à refaire je serais moins gourmand sur le travail histoire de préserver mon intégrité physique", car même après ses tournées éreintantes, dès son arrivée chez lui, il ouvrait son épicerie en 1951, il cumulait ainsi un deuxième métier.
Toutes ses activités physiques ont fini par avoir raison de lui mais malgré cela et jusqu'à la fin, le corps ne suivait plus, mais la tête, elle, gardait les souvenirs intactes de ses tournées et de ses rencontres et cela presque jusqu'à la fin de sa vie. Lors de notre dernière rencontre qui remonte à plus de 5 ans, il avait 87 ans, il nous confiait ( car j'étais avec un groupe de randonneurs) qu'il n'allait probablement plus revoir son Cirque pour des raisons médicales et dans sa voie j'avais senti à ce moment là, un sentiment de tristesse et depuis à chaque fois que je passe devant son ancienne épicerie, le souvenir de ce qui reste de lui, c'est sa boîte aux lettres de 75 ans. Celle-ci a subi moulte péripétie, elle est partie en Métropole et est retournée suite à sa demande, c'est un peu une part de lui qui est resté.
Adieu l'artiste, tu mérites le repos !
Clovis, notre éclaireur de l'Ouest.