Charitable comme il faut, elle savait se montrer généreuse avec les petits colons affaiblis par les cyclones, les écrits conservent d'ailleurs des traces de leurs louanges pour cette femme qu'ils disaient bonne et affectueuse, et qu'ils appelaient avec dévouement la Seconde Providence. Mais pour ceux qui vivaient sous sa coupe, l'affaire était toute autre, et la cruelle sévérité des traitements infligés par Mme Desbassayns à ses esclaves lui a, par contraste, valu un surnom moins aimable : La Diablesse.
C'est sous ce jour plus sombre qu'elle s'est inscrite dans l'imaginaire créole, qu'elle hante désormais comme le fantôme des crimes de l'esclavage. À tel point que la plupart des atrocités commises par d'autres propriétaires de l'île sont venues au fil du temps s'accrocher à son nom comme autant de casseroles charriées par une voiture et qui plongent sa mémoire dans un tohu bohu macabre où il est difficile de distinguer le vrai du faux.
Pour percer le secret du paradoxe Desbassayns, il faut commencer par le début et se rendre au Musée de Villèle, grande habitation où elle a vécu, souvent seule, son mari voyageant beaucoup, avant d'y régner veuve durant près d'un demi-siècle, unique propriétaire d'exploitations de café, canne à sucre et coton. Une position alors inhabituelle et délicate pour une femme, mais que Madame Desbassayns assumait avec une inflexible fermeté, entourée d'une poignée d'esclaves choisis qu'elle choyait et encourageait à dénoncer les indociles. l'ordre le plus sévère pesait sur le domaine, et certains témoignages dépeignent sa régente comme une authentique psychopathe.
Dans Madame Desbassayns : Le mythe, la légende et l'histoire, Alexis Miranville rapporte ainsi qu'elle "passait le plus clair de son temps à faire des misères aux esclaves, leur tordant le nombril, les obligeant à nettoyer le parquet avec leur langue ou à aller prendre et rapporter des galets dans la ravine, leur faisant des marques indélébiles sur le corps à l'aide d'un fer à repasser".
La journée, l'endroit est aujourd'hui si paisible que l'on oublierait presque les horreurs qui s'y seraient déroulées, n'étaient-ce les ruines cafardeuses du camp d'esclaves et de l'hôpital qui était réservé aux esclaves. Mais encore faut-il savoir que ces vestiges appartiennent au musée. En retrait par rapport à l'habitation, moins bien mis en valeur que celle-ci et recouvert en 1827 par une usine sucrière, l'ancien camp n'est indiqué que par un discret panneau d'affichage jauni par le soleil.
L'existence d'un dispensaire a souvent laissé croire que par humanité, Madame Desbassayns prenait de ses esclaves un soin particulier. C'est ignorer que sa construction tardive, en 1834, moins de 15 ans avant la fin de la traite, venait d'être rendue obligatoire par une loi à laquelle Desbassayns ne fit que se plier. En début de visite, Patrick Couckan, guide du musée, récite machinalement une description générale du lieu mais lorsqu'on l'interroge sur la générosité de la propriétaire, il se transforme soudain en conteur habité.
Dans une tirade ponctuée de grands gestes, il dissipe le mirage de la grande bonté de Desbassayns : "Finalement, l'hôpital était surtout un endroit pour mourir, aucun moyen n'était vraiment mis en oeuvre pour les faire survivre. Une infirmière esclave, nommée Véronique, comptabilisait les mourants."
Autre lieu symbolique et ambigu rattaché au Musée de Villèle : La Chapelle Pointue. Achevé sur la fin de sa vie, ce bâtiment inquiétant que l'on aperçoit entre les grands eucalyptus qui bordent, à villèle, la route Hubert Delisle, avait la rare paricularité d'être ouverte aux esclaves aussi bien qu'aux habitants des hauts. Mais cette louable libéralité cache en réalité un double calcul. Il s'agissait d'abord pour Madame Desbassayns d'obéir aux ordres du roi, qui avait exigé l'éducation religieuse des esclaves.
C'était aussi, selon Patrick Couckan, un instrument de contrôle social : "Cette façon de créer un lien avec la population, en prêchant la victoire du bien sur le mal, était destinée à apaiser les esprits et la soif de liberté des marrons qui s'échappaient. Madame Desbassayns voulait q'une fois partie la paix règne sur son territoire."
Ces constructions reflètent l'équilibre fragile qui régnait sur un domaine qui n'était pas épargné par le marronnage, la fuite des esclaves vers les Hauts de l'île. Outre les mauvais traitement et la servitude, ces derniers voulaient aussi échapper aux durs travaux qui leur étaient imposés.
Pour s'en rendre compte, il faut s'éloigner du musée et monter vers la caverne de la Glacière, située entre le Maïdo et le Grand Bénare. Lors de leurs expéditions punitives, des chasseurs de marrons y avaient découvert de la glace.
Madame Desbassayns y envoya donc des équipes d'esclaves en récupérer au fond de la caverne. Partis aux alentours de minuit de Villèle, ils devaient faire l'aller-retour, soit 40km, avant le lever du soleil, à pieds, goni sur le dos. Malheur à eux s'ils arrivaient en retard et que la glace fondait. Vendue aux petits hôpitaux du littoral ou aux navires en esclae, la glace était stockée, avec le sucre et le café, à Saint-Gilles, dans un magasin faisant aujourd'hui partie de la structure de l'église actuelle.
À sa mort en 1846, Madame Desbassayns fut d'abord enterrée au cimetière marin de Saint-Paul, avant que sa tombe soit transférée en sa chapelle par l'un de ses descendants. C'est à cet endroit, le 4 février 1932, jour anniversaire de sa mort, qu'est réellement née la noire légende de Desbassayns.
Ce jour là, un violent cyclone s'abat sur l'île et détruit une grande partie de la chapelle, dont l'autel reste mystérieusement intacte. Tout aussi curieusement, la tombe de Mme Desbassayns est en revanche brisée dans le marbre alors que rien ne semble être tombé dessus. Les fissures y sont encore observables aujourd'hui, au centre de la bâtisse. Signe divin ou pas, il n'en fallu pas plus pour qu'elle soit déclarée maudite.
Son esprit, désormais échappé, se serait même retrouvé dans l'enfer terrestre du volcan ou elle expie ses péchés, en entretenant les flammes du Piton de la Fournaise. À chaque éruption, les hurlements du diable se feraient entendre : "chauffez Madame Desbassayns, chauffez ! ".
Si le Musée de Villèle abrite encore le fantôme de sa plus infâme occupante, Madame Desbassayns n'est pas seule à hanter le calme pesant et la pénombre de cette grande demeure. Sur l'un des murs de la maison, un long fusil rappelait encore récemment la mémoire d'une autre douteuse célébrité de l'époque. L'arme a depuis peu rejoint la réserve du musée, mais le nom de son propriéatire dégage encore une inquiétante odeur de poudre : François Mussard, le plus fameux des chasseurs de marrons.